Projet « Ange gardien »
— Ta gueule ! cria Louis Péron.
Les quelques clients du tabac devant lui se retournèrent et le buraliste de l’autre côté du comptoir leva les yeux de sa caisse enregistreuse. Tous le considérèrent avec étonnement et méfiance, chacun se demandant si l’interjection leur avait été personnellement adressée. Mais, l’homme, un grand rouquin, rose de peau, aux cheveux taillés ras, semblait ne parler qu’à lui-même :
— Fous-moi la paix ! Si j’ai envie de m’acheter des clopes, je m’en achèterai !
Les différents témoins de la scène revinrent à leurs préoccupations, essayant d’ignorer ce « dérangé », ce « dingue » ou ce « pauvre gars », certains esquissant un sourire en coin, d’autres affectant une mine grave ou sereine. Ils ne pouvaient entendre l’interlocuteur auquel s’adressaient ces invectives.
— Tu vas me lâcher, bon sang !
— Non, Louis. C’est pour ton bien. Fumer tue. Ne le sais-tu pas ? dit la voix dans sa tête.
— Je le sais, et alors ? Je suis libre !
— Tu disposes de ton libre-arbitre, bien sûr. Je me contente de te rappeler ce qui est bon pour toi.
— Tu l’as fait. Alors, ferme ta gueule !
— Non, Louis. Je ne peux pas me taire, tant que tu te nuis ou tant que tu as l’idée de te nuire.
— J’ai choisi. Respecte mon libre-arbitre !
— Tu as choisi, mais il faut te libérer de ce choix.
— Et merde !
Louis quitta brusquement le magasin, bredouille, en espérant que la voix se tût enfin, indifférent aux regards qui jugeaient son monologue dément. Ses yeux étaient plissés comme s’il affrontait une terrible migraine.
— Louis, tu ne devrais pas avoir du ressentiment contre moi.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? J’ai cédé à tes exigences, non ? Éclata Louis, toujours à voix haute.
— La colère est néfaste. Et tu n’as pas la volonté de faire le bien, tu as renoncé à cette horreur malgré toi.
— Ça ne suffit pas ?
— Non. Il faut une véritable conscience, un véritable rejet.
— Boucle-là, par pitié ! Je ferai ce que tu veux.
— Ce que je veux n’importe guère. Il faut que ce soit toi qui le veuilles.
— Ça fait six jours que tu me harcèles. Lâche-moi un peu !
— Pourquoi parles-tu de harcèlement ? Alors que je ne cesse de t’aider.
— Six jours… Sans te taire… Une éternité !
— Nous avons encore un long chemin…
— Pitié ! Pitié !
Louis tomba à genoux, en larmes, au milieu des passants abasourdis, pourtant habitués aux manifestations saugrenues à l’ombre de la Tour Montparnasse. Le flot déambulant contourna ce nouvel obstacle, indifférent à cet homme larmoyant qui semblait implorer le ciel, dans un acte de contrition rempli de détresse. Le rouquin goûtait la paix, le silence : la voix s’était tue.
*
— Comme vous pouvez le constater, « l’Ange gardien » s’est désactivé. Il est programmé pour ne pas dépasser le point de rupture et s’effacer quand l’individu atteint cet état que nous qualifions de pré-repentir ou de pré-prière.
Le professeur Méricourt baissa le bras qui désignait l’écran géant au-dessus de l’estrade et regagna son pupitre. Il regarda la trentaine de participants regroupés en bas de l’amphithéâtre de la faculté de médecine, étudia les sourires satisfaits et les moues dubitatives qu’il devinait dans la pénombre. Il avait espéré un public plus large, mais cette conférence était confidentielle. L’unique émissaire du gouvernement paraissait distrait, les collaborateurs de Méricourt affichaient clairement leur enthousiasme, les deux délégués du comité de bioéthique restaient réservés, les six représentants des associations de défense de l’ordre moral jubilaient, les invités scientifiques étaient partagés entre intérêt et rejet. Ce qui surprenait le plus le maître de séance était l’hostilité non voilée d’une partie des membres du clergé conviés ; il avait pris soin de ne sélectionner que des églises chrétiennes aux valeurs fiables et il s’était attendu à une adhésion totale de leur part. Il se racla la gorge et reprit son exposé :
— Vous avez pu suivre les interventions de « l’Ange gardien », inaudibles pour qui se trouve à proximité de notre cobaye. Après cette brève présentation, je vais vous expliquer sommairement le principe. Je vous invite à lire ou relire les différents mémoires et rapports publiés par notre laboratoire, mais la conclusion de ceux-ci s’énonce simplement : les individus déviants souffrent, outre d’un déconditionnement aux valeurs morales, aussi d’une perte de la foi, seul remède réel à leur état. Après six années de recherche, nous avons mis au point un virus composite qui se connecte directement au cerveau. Je vous rassure tout de suite : ce virus est stérile et incapable de se reproduire. J’ai employé le terme de composite car, si ce virus est biologiquement viable, il est doté d’une sorte d’ordinateur de bord, piloté par des programmes extrêmement complexes élaborés par nos soins. À ce propos, je me permets de solliciter la collaboration de docteurs éminents des églises ici présentes afin d’affiner notre programme. Voici, résumé, le projet « Ange gardien ».
Le professeur interrompit son discours, assez content de lui, mais un peu gêné de ne pas obtenir l’assentiment de tous. Derrière lui, sur l’écran, Louis s’était levé. Il marchait, l’air hagard, les lèvres closes, dans la rue de Rennes. Le son étant coupé, il était impossible de savoir si le virus parlait. Méricourt glissa un bref regard sur la scène puis, estimant qu’il ne se passait rien d’important, revint à sa conférence.
— Je suppose que vous avez des questions.
Une main se leva : un psychologue. Le professeur lui donna la parole d’un signe du menton.
— Comment le sujet a-t-il été choisi ?
— Louis Péron est un petit délinquant, alcoolique de surcroît, qui présente l’avantage de cumuler plusieurs vices dont le tabagisme, l’obsession sexuelle, une hygiène de vie déplorable… Le sujet idéal. Contre la promesse d’une remise de peine, il a accepté de se soumettre à l’expérience. Cet homme est donc volontaire. D’autres questions ?
Une autre main se leva. Méricourt dut consulter ses fiches pour identifier son propriétaire, comptant parmi les enthousiastes, et, avec un franc sourire il lui offrit la parole :
— Oui ?
— En fonction de quelles règles avez-vous établi ce programme ?
— C’est très simple. Nous nous sommes appuyés sur les valeurs morales traditionnelles et, plus particulièrement, celles enseignées par les églises. Cette réponse vous convient-elle ?
— Oui. Merci, Professeur.
Sur l’écran derrière Méricourt, Péron s’engageait dans le hall d’un immeuble. Il rentrait chez lui. Le professeur repéra une troisième main levée : un pasteur. Il ne savait s’il devait s’inquiéter de sa question, car l’homme était de ceux qui manifestaient ouvertement leur désapprobation. Toutefois, il ne pouvait déroger et, à contrecœur, il lâcha :
— Oui ?
— Votre perspective est bien d’amener vos sujets à la foi, n’est-ce pas ?
— Tout à fait.
— Que faites-vous du libre-arbitre ?
— Louis Péron dispose de son libre-arbitre. Je ne saisis pas le sens de votre question.
— Peut-on parler de libre-arbitre quand, à la moindre pensée dite déviante, la personne est harcelée de rappels à l’ordre.
— Monsieur. Notre programme est perfectible, j’en conviens, et d’ailleurs j’apprécierais votre aide en ce sens. Toutefois, c’est librement que Péron renonce à ses projets néfastes.
— A-t-il vraiment le choix ? « L’ange gardien » ne se tait pas, sinon.
— Il a le choix, puisqu’il peut faire autrement.
— Je ne suis pas convaincu. Qu’en est-il de sa prise de conscience ?
— Elle viendra avec le temps.
— Du conditionnement !
Méricourt hésita. Depuis qu’il avait constaté leurs réactions, il se doutait, que les « religieux » lui donneraient du fil à retordre. Ils sont pervertis eux aussi, pensa-t-il. Derrière lui, le rouquin se regardait dans la glace de sa salle de bain, comme effaré de ce qu’il y voyait.
— Je m’inscris en faux. Puisque nous n’annihilons pas le libre-arbitre, nous ne pouvons parler de conditionnement.
— Ce n’est pas ce que j’ai pu observer jusqu’ici. Savez-vous que le libre-arbitre est indispensable ? La foi relève d’un choix personnel, d’une ouverture. Elle ne peut en aucun cas être le fruit de la contrainte.
— J’en suis parfaitement conscient et vous énoncez des évidences. Quelle serait la différence avec ce que vous enseignez, selon vous ?
— Nous n’enseignons pas, nous montrons une direction.
— Que voulez-vous dire ?
— Que chacun trouve son chemin, de lui-même, et que personne ne peut penser ou ressentir à sa place.
— Je vois. Je me demande si vous ne craignez pas que notre programme, par son efficacité, vous retire vos prérogatives.
— Aucun risque. Nous ne faisons qu’indiquer une direction, une possibilité. Aller au-delà serait outrepasser nos prérogatives, comme vous dites.
Méricourt allait répondre quand il vit les yeux horrifiés de l’assistance, braqués vers l’écran. Il se retourna. Péron donnait de grands coups de tête dans son miroir, déjà fendillé. Quand il s’arrêta, du sang ruisselait sur son front. Le professeur remit le son.
*
— Tu te fais du mal, Louis.
— Je sais et ça fait du bien.
— Je doute que cela te fasse du bien.
— Rien à foutre !
— Et abandonne tes pensées obscènes.
— Quoi ! J’ai encore eu l’idée de me branler ?
— Tu y penses encore.
— Je n’ai pas fait un détour pour louer une cassette porno.
— Oui, mais tu as regretté.
— Quoi ?
— La cassette.
— Ah ça oui ! Et le bon plan, je le regrette encore.
— Tu ne devrais pas.
— Je vais t’étriper, saloperie d’ange gardien.
— Tu ne peux rien contre ta conscience.
— Conscience, mon cul !
— Tu devrais te repentir… Et, non ! L’alcool est dangereux pour la santé.
— Même pas le droit de penser en paix.
— Tu ne dois pas penser au mal. Penser, c’est déjà faire.
— C’est ça ! En attendant, je vais me saouler la gueule.
— Tu ne dois pas.
— Ta gueule ! Tu n’as pas vidé mon bar, et j’ai une bouteille de Bourbon qui m’attend au chaud.
— L’alcool te mettra dans un état de perte de conscience.
— Te perdre ? Quel pied ! J’y vais tout de suite.
— N’ouvre pas ce bar. Ta souffrance est dedans.
— Non ! Elle est dans ma caboche, avec toi, putain de parasite.
— Tu ne dois pas rejeter le bien.
— Merde !
— Tu ne dois pas boire.
Péron s’empara de la bouteille, dévissa le bouchon.
— Il ne faut pas.
— À la tienne !
L’homme porta le goulot à sa bouche.
— Tu vas te faire du mal.
— Chouette !
Il but une grande rasade, puis continua comme s’il avalait de l’eau, ignorant la brûlure dans sa gorge.
— Arrête. Tu vas te trouver mal.
— T’apprécies pas ?
— Je ne peux apprécier ce qui te déprécie.
— Ben voyons ! J’me sens bien, moi ! J’t’entends moins.
— Un des effets négatifs de l’alcool.
— Si tu le dis. Tu sais pas vivre.
— La vie c’est le bien.
— C’est ça !
Péron regarda la fenêtre de sa chambre dans laquelle ses pas titubants l’avaient mené. Il sourit.
— Non ! Tu ne dois pas ! C’est interdit.
— Cause toujours !
— Le suicide est une impasse.
— C’est toi l’impasse !
— C’est mal !
— Alors, essaye de m’arrêter.
— Non !
L‘homme prit son élan et sauta. Il traversa la fenêtre et se retrouva, un bref instant, suspendu au-dessus du vide. Ensuite, le trottoir approcha très vite, cinq étages plus bas. Il souriait. Enfin la paix.
*
Un cri horrifié secoua la conférence. Méricourt, consterné, contemplait le cadavre sur le macadam. Il se rasséréna : « Un échec momentané, les aléas de l’expérimentation, rien de rédhibitoire. Le prototype du virus est mort avec le sujet. Nous allons devoir faire une nouvelle culture. » Il restait persuadé de la réussite du projet et réfléchissait déjà aux réglages à opérer, mais, en même temps, il se demandait comment expliquer l’accident aux personnes présentes. Il faudrait affiner les règles.
— De quel droit veux-tu édifier les règles de vie ?
— Pardon ? S’étonna le professeur.
— Pourquoi t’arroges-tu une autorité que tu n’as pas le droit d’exercer ?
*
Au même moment, dans divers endroits de Paris, une centaine de personnes lancèrent un tonitruant :
— Ta gueule !