Tout corps plongé dans le temps...
Le module sphérique se pose à la surface de la mer en appui sur l’anneau d’inertie immobilisé, telle une planète Saturne bancale. Au travers des hublots, Ada West, méditative, scrute la côte à une centaine de mètres de là. Les lois du temps énoncées par Jillian West, sa lointaine arrière-grande tante qui pourtant n’avait voyagé que vers le futur, s’appliquent aussi aux trajets vers le passé. Si Ada avait pris la peine d’utiliser la formule de calcul de son aînée, elle aurait su à quelle distance du point de départ elle atterrirait après la répulsion temporelle. À l’aller, elle a bénéficié d’une providentielle marée basse et au retour d’une eau solidifiée, ce qui d’ailleurs relativise son actuel problème. Les choses ont donc terriblement empiré depuis son escapade, et son échec.
La jeune femme hésite avant d’ôter son casque malgré les capteurs qui indiquent une atmosphère totalement respirable. Et s’il y avait des trous dans l’air ? Résignée, elle se décoiffe pour ensuite sauter sur la mer, souple sous les semelles à l’instar du caoutchouc. Les vagues figées étirent jusqu’à l’horizon une ondulation turquoise frangée d’écume molle, mangée çà et là par la rouille noire du néant. Une compression paradoxale ! Dans le ciel apparemment indemne, si bleu, le soleil déjà rougeoyant a-t-il interrompu sa descente ? Probablement.
Côté terre, la falaise, devenue mosaïque de blocs de craie cimentés par le vide, ne tient debout que grâce au décalage des instants suspendus. L’herbe qui la coiffait a disparu, comme toute trace organique, végétale ou animale. La confusion temporelle a rendu impossible la vie. C’est avec un pincement au cœur qu’Ada examine les ruines de la petite ville, si l’on peut appeler ruines ces fragments de bâtisses accrochés sur l’air. Si elle ne parvient pas à rétablir la course des événements, combien de personnes seront effacées sans correction envisageable ? Jusqu’à quand ? Et, surtout, depuis quand ? Comment évaluer une catastrophe potentiellement illimitée ? Contempler la plage de galets lancée vers la baie de Somme pour se perdre dans la brume indistincte ne lui procure aucun réconfort.
La voyageuse se préoccupe alors de son véhicule, plus que jamais indispensable. L’épaisse masse de gélatine bleue qui englue l’anneau d’inertie glisse vers la surface marine, ce qui ne surprend guère Ada puisque la gravité perdure malgré tout. Le souci c’est que, si les matériaux de l’engin demeurent inaltérables, la purée de chronocytes s’enfonce déjà dans la mer, aussi compacte qu’elle soit. Le sang du temps, comme l’appellent certains. Une assez bonne dénomination puisqu’il ne s’épanche que depuis les déchirures du continuum. Là, en l’occurrence, il s’agit d’une énorme blessure, saignée vaine puisqu’Ada ne dispose d’aucun moyen de collecte.
Malgré le danger qu’ils représentent, les chronocytes n’en constituent pas moins une précieuse ressource qui remplit les alvéoles de sa combinaison en fibres d’arbre-tempête. Ainsi, durant la fugitive interruption de la giration supraluminique de l’anneau fixant l’appareil au moment de destination, elle peut quitter la cabine sans être broyée par la pression temporelle inversement proportionnelle à la profondeur du passé dans lequel elle s’est enfoncée. Tout corps plongé dans le temps subit une poussée dans le sens opposé, et cetera. C’est la première loi. Archimède n’avait sûrement pas imaginé une telle utilisation de son principe.
Compte tenu des perturbations quantiques, Ada s’étonne que la deuxième loi fonctionne encore. En toute logique, un déplacement strictement temporel depuis la Terre a de bonnes chances de vous propulser dans le vide spatial puisque la planète en mouvement ne se trouvait pas ou ne se trouvera plus au même endroit dans la galaxie. Pourtant, les voyageurs arrivent toujours dans les environs de leur point de départ, à une distance relative à la durée parcourue. La règle s’applique aussi au retour, doublant ainsi le décalage spatial. C’est grâce à la loi de l’attraction universelle que Jillian avait expliqué le phénomène : la force de gravité maintient le chrononaute dans la ligne historique de la planète. Merci Newton, une autre référence pour l’aînée d’Ada, sans doute parce que ses découvertes dataient de 1892, un peu avant son décès consécutif à sa brève incursion en 1894. Un lointain passé dont il faut rectifier l’issue.
Selon les archives, Jillian postula que seuls les déplacements vers le futur permettraient des expériences vérifiables sans risque. A priori, le baron Savitch, son mécène, surtout motivé par l’énergie éternelle qu’il pensait récupérer des trajets successifs, ne sembla guère intéressé par le voyage. C’est pourtant lui qui, bien plus tard, vendit les plans de la machine qu’il avait améliorés, ouvrant ainsi la porte aux aberrations de la réécriture de l’Histoire qui s’effaça peu à peu sous les innombrables couches de ratures puisque les conséquences ne satisfaisaient jamais. Un sac de nœuds qui transforma le temps, déjà esquinté par des expériences demeurées jusqu’ici sporadiques, en tissu si élimé que l’univers commença à se disperser au travers.
Et Ada venait d’échouer dans sa mission : intercepter ces fichus plans avant leur mise sur le marché, tout en préservant au mieux la réalité. Par chance, les voyageurs n’avaient pas encore empêché l’avènement des futurs tisseurs de flux. Malheureusement, en l’absence de point d’ancrage pour qu’ils puissent envoyer un écho auprès du baron, tout repose sur les épaules de la jeune femme. Sur quoi a-t-elle achoppé ?
Après l’explosion de la centrale électrique à vapeur alimentant la machine, provoquée par le retour de Jillian qui s’était volontairement déplacée avant la répulsion temporelle, ainsi que l’indiquerait deux ans plus tard un rapport de la Sûreté Générale curieusement au courant des faits, Savitch se replia dans son château de Maisons-Laffitte, quand il ne vadrouillait pas sur le globe en quête de la sphère d’énergie disparue lors de cet « accident ».
Ada avait choisi de partir d’Ault, une petite ville côtière où commencent voire finissent – elle ne savait trop – les falaises, à cause de la convergence des courants telluriques relevés en ce point. L’absence de radar à l’époque cible lui permit de s’envoler dès son arrivée en n’abandonnant qu’une trace étrange dans les mémoires. Elle attendit la nuit pour transiter de la Manche à la demeure du baron. Malheureusement, celle-ci s’avéra vierge de tout document traitant du voyage dans le temps, que ce fût dans son bureau ou dans son coffre-fort qui ne contenait qu’un flacon de chronocytes sans importance.
Dépitée, Ada s’autorisa sur la période des microretours vers le futur, reflux interrompus par la remise en route brutale de l’anneau. Ces actions agrandirent sans doute les accrocs dans le continuum, tout cela pour rien. Au moyen de scanneurs transmatières, elle surveilla Savitch sans qu’il s’en aperçût, sans plus de résultats. Elle observa même un cambriolage. Le voleur força le coffre pour s’emparer du récipient et déposer à la place une carte avant de s’évaporer en traversant une toile peinte collée au mur pour échapper aux vigiles. Intriguée, elle entendit peu après les gardes vociférer le nom d’Arsène Lupin. Au cas où ce dernier aurait dérobé les plans, elle décida de localiser son repère, une pointe de falaise au large d’Étretat, mais elle ne s’en retrouva pas moins bredouille. Alors, elle dut rentrer avant de trop dégrader la structure des instants.
Agacée par l’énigme irrésolue, Ada donne un coup de pied dans la vague la plus proche qui absorbe la botte avant de la repousser de son élasticité. Où diable se cachent les plans ? Officiellement, l’incendie de l’usine les avait incinérés. Et si le baron n’avait pas menti aux autorités ? Comment ces documents auraient-ils pu surgir à nouveau ? De ses souvenirs ? Oh ! La jeune femme se morigène de sa propre stupidité. Les rapports mentionnaient le crâne de métal de l’individu, considéré comme une intelligence supérieure mécanique, une particularité masquée sous perruques et chapeaux. Pire, elle l’a eu sous les yeux sans jamais en estimer l’importance. Après l’explosion, Savitch avait subi des soins corporels, dont des réductions de fractures. En toute logique, sa dimension cyborg de la Belle Époque se limite à sa tête, seul siège donc de sa mémoire artificielle. En conclusion, c’est le « cerveau » lui-même qu’il faut soustraire au passé, ou détruire.
De nouveau à bord pour compulser les archives, Ada réfléchit à la meilleure date d’intervention. Même si le baron a attendu des décennies avant de diffuser les plans, le plus tôt sera le mieux, mais pas trop. 1896 ? Les événements fondateurs aboutissant aux Tisseurs de flux de la fin des temps ont eu lieu et, de plus, Savitch est, cette année-là, prisonnier de la Sûreté Générale, à Paris.
La jeune femme démarre le module avant de survoler la mer immobile puis les terres, poussant assez loin pour ne pas compter sur une hypothétique marée basse comme la dernière fois, la translation temporelle empêchant l’usage simultané de l’antigravité. Après avoir réglé les paramètres, elle hésite pour en définitive presser l’icône d’engagement. Ce n’est pas un conte de fées, elle n’aura pas droit à un troisième essai. Pas le choix cependant. Elle y va !
♦
Comme la prison du quai des Orfèvres sous la préfecture de police n’avait pas d’existence officielle, un unique et discret agent en gardait l’entrée. Comptant sur les réactions puériles des hommes de ce siècle vis-à-vis de la gent féminine, Ada s’approcha en minaudant du planton éberlué, qui se rengorgea tel un paon, pour ensuite l’assommer. Localiser Savitch n’avait pas été trop difficile, se procurer une robe assez ample pour couvrir sa combinaison un peu plus, un vol qui, en cette année 1896, s’ajouterait aux mystères de Paris. Elle avait pris le risque d’évoluer tête nue pour ne pas attirer l’attention, en espérant que la pression temporelle serait contenue par l’aura des chronocytes, pari gagné. La geôle du baron l’attendait tout au bout du couloir après un coude vers la droite.
Le virage atteint, la jeune femme s’immobilisa. Elle n’avait pas prévu qu’une cellule dispensât de la lumière par sa porte grande ouverte, ce qui indiquait la présence d’au moins un occupant, un gardien ou un autre membre des forces de l’ordre. Ne disposant d’aucune arme hormis le laser de bricolage dans sa besace, elle répugnait à l’idée de blesser ou pire d’occire un innocent et, par extension, de générer un paradoxe. Ses propres talents en arts martiaux suffiraient-ils ? Et si elle tombait sur la Brigade Spéciale qualifiée par les archives de très compétente en ce domaine ? Que faire ? Agir au plus simple, au plus court, comme toujours.
L’effet de surprise ne fut pas celui escompté.
— Mademoiselle West ?
Ada se figea devant l’homme en redingote et pantalon de toile bleue qui venait de l’apostropher.
— Mademoiselle West ? reprit l’individu. Je vous croyais morte.
La jeune femme, enferrée dans son mutisme, tenta de raisonner. Seuls deux agents de la Sûreté Générale avaient vu Jillian en 1894 avant son retour définitif en 1892. Lui ressemblait-elle à ce point ? Elle ne se souvenait que du signataire du compte rendu. Avec un peu de chance…
— Inspecteur Cantovella ?
L’interpelé sourit.
— Vous vous rappelez notre rencontre ?
— Eh bien, à dire vrai, j’ai lu votre nom dans le rapport que vous avez rédigé après la disparition de ma lointaine aînée.
Nullement perturbé par cette affirmation, le policier tendit la main vers une personne en retrait qu’Ada n’avait pas remarquée.
— Il semblerait que mon ami Jared Cornelian ait eu raison.
Cornelian ? Interloquée, Ada fixa l’individu dans les yeux rouge cornaline duquel se reflétait la lumière. Comment un écho des Tisseurs de flux avait-il pu arriver jusqu’ici ? Aucun ancrage ne le liant à Savitch, il avait dû venir en cette époque pour un autre objectif, concernant les arbres-tempêtes selon toute vraisemblance. Qu’est-ce qui motivait sa présence en ces lieu et moment précis ? Et pourquoi la dévisageait-il avec un regard si lugubre ?
Pressentant sans doute ces questions, Cornelian s’empressa d’y répondre.
— Il est heureux que ma mission se soit terminée sans mon trépas. Sinon je n’aurais pas pu vous informer. Écho de moi-même en état de transe à la fin des temps, si je décède ici alors que ma tâche est inachevée, un nouvel écho est envoyé. Toutefois, son accomplissement libère de la transe et donc suspend la chaîne des échos. Mais vous le savez déjà.
Ada acquiesça. Hormis les translations d’un arbre-tempête, incontrôlable, l’écho était la seule façon d’intervenir dans le passé, même lointain, qui n’altérait pas la structure du temps. D’ailleurs…
— Puisque vous êtes là, s’insurgea-t-elle, pourquoi n’agissez-vous pas ?
— Parce que vous êtes le nœud de convergence. Aucune des divergences que l’inspecteur ou moi-même pourrions induire n’entraînerait la restauration des événements.
Ada soupira. Évidemment, quand on vient de lendemains si lointains avec la possibilité d’étudier toutes les causalités…
— Et de quoi devez-vous m’informer ?
— Nous sommes convaincus que le baron Savitch aurait déjà pu s’échapper, intervint Cantovella, même si nous ignorons comment. Et c’est a priori le moyen dont il dispose qui rend vaine toute action de ma part ou de notre ami du futur. De plus, nous ne savons pas trop ce qu’il convient de faire.
— En fait, ajouta Cornelian, il vous attend.
— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ? s’étonna la jeune femme.
— Malgré vos efforts, vos incursions ont laissé des traces. Son horlogerie cérébrale lui offrant une capacité d’analyse hors du commun, le baron en a sans aucun doute déduit que quelqu’un d’insaisissable en avait après lui. Vous attendre ici équivaut à vous attirer dans une souricière.
— Sait-il que je voyage dans le temps ?
— Je ne pense pas, mais la vente des plans sera une des conséquences de votre rencontre.
— Une des conséquences ? releva la jeune femme.
— Les plus immédiates seront nos trois décès.
— Et pourtant, compléta l’inspecteur, le baron ne jouit d’aucune capacité physique extraordinaire. Croyez-moi, j’ai l’habitude. Et il n’a aucun flacon contenant une quelconque potion magique.
Ada se pinça les lèvres. Un composé à base de chronocytes ? Une rumeur non vérifiée concernait des expériences de Savitch : l’ingestion de doses très diluées. Dans ce cas, même si Arsène Lupin avait dérobé tout son stock l’année précédente, il suffisait d’une infime quantité, aisément dissimulable, dans une dent creuse par exemple. Quels en seraient les effets ? Une désynchronisation ? Une accélération ? Les deux ? Cela expliquerait l’évasion du baron, et les trois trépas. Maintenant qu’elle savait, le résultat changerait-il ?
Ada contempla le gant de sa combinaison aux alvéoles remplies de chronocytes. Avec le laser, elle pouvait percer la fibre d’arbre-tempête. Sur la table au milieu de la pièce, elle remarqua une carafe d’eau et trois verres. Trois ?
— Avez-vous une cuiller ? demanda-t-elle.
Le policier extirpa de sa redingote un couteau de chasse.
— Non, mais ceci fera peut-être l’affaire.
— Cela conviendra.
— Quel est votre plan ?
En recherche de soutien, Ada fixa vainement l’écho avant de répondre.
— Je dois emporter la mémoire du baron.
— Je ne suis pas certain de bien comprendre, maugréa Cantovella.
— Eh bien, euh… Je parle de son crâne.
— Je ne nie pas que le baron est spécial. Néanmoins, je doute qu’il survive à pareille ablation.
— En tant qu’intellect, il est probable que si. Mais, de toute façon, je ne vois pas d’autre solution. Et vous ?
Amer, l’inspecteur se contenta d’un signe de dénégation. La Brigade Spéciale œuvrait parfois hors du cadre légal et, selon Cornelian, l’existence même de l’univers était en jeu.
Après avoir perforé la membrane, Ada versa deux gouttes de chronocytes dans un verre d’eau avant de mélanger le tout avec la lame. Le sang du temps commença à se répandre au creux de sa paume, fort heureusement recouverte du gant. Elle but d’un trait en espérant ne pas avoir surdosé.
— J’y vais, Inspecteur, annonça la jeune femme avant de s’apercevoir que celui-ci demeurait immobile, ainsi que Cornelian.
Au bout d’un moment, elle constata qu’ils bougeaient, mais avec une extrême lenteur. Ainsi, elle évoluait dans un espace-temps très accéléré. Prenant son laser en main, elle courut jusqu’à la cellule de Savitch pour faire sauter la serrure avant de pousser la porte. Un homme barbu mais au crâne brillant de métal l’accueillit d’un sourire torve.
— Mademoiselle West ! Voilà qui est inattendu.
Le baron, ancien employeur de son aînée, avait donc absorbé sa propre dilution, sans doute en entendant son conciliabule avec le policier et l’écho. Anticipation inquiétante.
— Je m’appelle bien West en effet, répartit Ada pour minimiser les indications qu’elle pourrait prodiguer.
— Ah ! Vous êtes de la famille de ma chère Jillian West. Seriez-vous une voyageuse temporelle ?
La jeune femme se ferma. Savitch venait de déduire cela de sa simple présence. Il n’avait même pas eu besoin de lui soutirer l’information. Les conséquences se tissaient déjà. Résolue à l’action, elle brandit son laser mais, avant qu’elle ne s’en serve, le baron lança le poing vers son visage. Par réflexe, elle interposa sa main qui encaissa le choc pour l’amortir sur sa joue. Savitch recula d’un bond en hurlant alors que ses doigts se corrodaient encore plus vite que dans l’acide, contact fatal de sa peau avec les chronocytes purs dans la paume d’Ada. Profitant de cet avantage aussi soudain qu’inattendu, elle activa le laser avant de balayer l’espace en face d’elle d’un geste ample. À sa grande surprise, la tête de son antagoniste oscilla pour ensuite basculer, précédant de peu le corps dans sa chute. Décapité. Et, par chance, cautérisé grâce à ce même laser.
Dégoûtée, la jeune femme ramassa le crâne pour l’enfourner dans sa besace, un peu trop étroite, ce qui l’obligea à forcer.
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Le retour vers le futur ne s’est pas passé comme prévu. Avec son module, Ada avait regagné Ault puis immobilisé l’anneau d’inertie, permettant à la pression temporelle de repousser le petit vaisseau jusqu’à sa propre époque. Néanmoins, pour une raison inconnue, peut-être une conséquence de la guérison du continuum, son véhicule défia les lois de la gravité. Celui-ci flotte maintenant dans le vide spatial loin de tout soleil et de toute planète.
La jeune femme croit reconnaître des étoiles, des constellations, mais sans certitude. En échappant à l’attraction, elle a fait un pur saut dans le temps sur un point fixe de l’univers. La Terre et le système solaire se sont éloignés de ce lieu inconnu de la galaxie en mouvement qu’elle suppose ne pas avoir quittée. Pourvu que le temps soit rétabli dans sa structure car, sans force gravitationnelle à laquelle s’accrocher, elle n’ira nulle part et ne peut pas prendre le risque de bonds vers le passé qui remettraient en cause sa mission. A priori réussie, elle était confiante.
L’ordinateur de bord semble tout aussi perdu qu’Ada. Aucun repère chronologique ni spatial, ce qui confirme l’impossibilité de voyager. Un diagnostic plus poussé lui révèle que les lignes temporelles autour d’elle ont été rompues, effacées, qu’elle est donc égarée dans le temps et dans l’espace. Seule, bien sûr.
Elle dispose de quelques jours ou semaines, mais à quoi bon ? Le module est trop petit pour un reconditionnement efficace de l’air et de l’eau au-delà d’un mois, version optimiste, ou pour contenir de nombreuses rations alimentaires. Pas de cryogénisation embarquée pour une hibernation salvatrice. Résignée, elle espère seulement qu’on ne retrouvera jamais le vaisseau car le crâne de Savitch, même massacré au laser, recèle un secret trop dangereux pour l’univers.
Ah ! Le regard triste de Cornelian s’explique enfin. Il connaissait, ou pressentait, le prix à payer pour Ada. Elle ne sera probablement jamais réécrite. Qu’importe, le continuum est sauf. Devenue un paradoxe dans une machine à voyager dans le temps qui n’existera plus, elle sourit au vide qui sera sa dernière demeure.
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© 2022/2023 Jean-Claude Renault
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