Une uchronie : L'ombre de Gambetta
Sommaire
- Brève présentation de l'uchronie
- La nouvelle : L'ombre de Gambetta
- La divergence derrière la nouvelle
- Protagonistes historiques directs et indirects
C'est un genre littéraire qui réécrit l’Histoire à partir d’une ou plusieurs modifications du passé. L’auteur prend une situation historique et joue sur un élément déclencheur, le point de divergence, pour en déduire ses suites fictives. Exercice parfois pratiqué par les historiens pour mieux évaluer les événements. L’ uchronie « pure » n’intervient que sur les éléments strictement historiques, l’uchronie « impure » intègre des éléments du fantastique, de la fantasy ou de la SF. Si vous voulez en savoir plus je vous propose cette vidéo : Changer l'histoire : bienvenue en uchronie.
La nouvelle L'ombre de Gambetta ci-dessous est une uchronie « pure ».
Autres exemples :
- Film : Yesterday…
- Séries : The man in the high castle, 1983…
- Romans, nouvelles : Fatherland de Robert Harris, Roma Æterna de Robert Silverberg…
La nouvelle L'ombre de Gambetta est au sommaire du supplément numérique (en téléchargement libre) du numéro 75 de Galaxies science-fiction, spécial Uchronies, janvier 2022.
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La nouvelle : L'ombre de Gambetta
Strasbourg
Indifférent au brouhaha de la taverne, Marcus Lohr savourait son riesling. Comment ne pas célébrer le résultat de la votation imaginée par Joseph Sibour, le secrétaire de Léon Gambetta, plus connu comme son ombre ? Les Alsaciens avaient choisi de devenir des traîtres au germanisme en votant massivement pour l’appartenance à la Nation française, événement qui devrait couper l’envie aux Prussiens de revenir et aux principautés allemandes de s’associer de nouveau à un tel projet. Sibour avait réussi le tour de force de convaincre Gambetta qui lui-même avait su entraîner la Chambre à majorité royaliste dans l’organisation de ce scrutin. Pourtant, en cas de résultat différent, la France aurait dû céder la province. Pari gagné.
Lohr espéra que, cette fois, rien ne ternirait l’avenir. Il se souvenait encore d’avoir copieusement arrosé l’assassinat de Bismarck en 1866, persuadé que l’attentat perpétré par un jeune Allemand empêcherait le conflit larvé d’éclore. Il avait eu tort. Mais la France avait finalement emporté la guerre.
Cependant, Lohr n’était pas là pour se réjouir.
Deux tables plus loin, une vive conversation opposait un officier du régiment de Bretagne, caserné à Strasbourg depuis la libération, et Mathias Schranzer, un espion alsacien à la solde de Guillaume Ier que l’inspecteur spécial Lohr surveillait depuis trois semaines. Manifestement blessé par ce qu’il venait d’entendre, le militaire s’échauffa jusqu’à frapper si fort la table que les couvercles des pots à bière sautèrent, attirant ainsi l’attention de la clientèle. Soudain enveloppé de silencieux regards, Schranzer, préférant fuir les horions sur le point de pleuvoir, se leva prestement pour quitter l’établissement avant que quiconque réagît. Même son interlocuteur eut à peine le temps de vociférer une ultime bordée d’injures.
La campagne de recrutement de l’agent ennemi semblait toujours aussi mal engagée, pensa Lohr, sauf s’il avait assisté à une pièce de théâtre dûment réglée. Peu probable. Quand les républicains allaient-ils cesser de voir en chaque soldat breton un chouan ? Ceux-ci craignaient une guerre d’indépendance à l’ouest alors que les efforts des Prussiens en ce sens demeuraient vains, pour l’instant du moins. Schranzer, désormais trop connu dans les débits de boisson, allait bientôt se retirer du jeu. Il était donc temps de l’appréhender.
Après avoir posé quelques pièces sur la table, Lohr sortit à son tour. Malgré son épais manteau, le froid hivernal saisit le policier, à moins que ce fût la vue des deux gendarmes qui lui barraient le passage.
— Inspecteur Lohr ? demanda le plus gradé.
— Oui, maugréa l’interpelé en pestant intérieurement contre ces imbéciles qui venaient de faire voler en éclats son anonymat et offraient à Schranzer une chance de lui échapper. Que me voulez-vous ?
— Une affaire des plus urgentes vous requiert.
Lohr se contenta de hocher la tête. Il savait qu’il devrait les suivre. Ce genre de formulation suggérait un grave incident qu’il ne fallait guère évoquer en public. Assurément une affaire d’importance car, d’habitude, les gendarmes gardaient leurs distances avec la police spéciale des chemins de fer, une institution créée sous l’Empire, dont les objectifs concernaient moins les trains que les opposants politiques, et dénoncée par ces mêmes républicains qui maintenant l’employaient.
Une heure plus tard, après avoir renvoyé les agents à l’extérieur du laboratoire de la morgue avec pour consigne de ne laisser entrer personne, Lohr fit signe au docteur Meyer de retirer le drap qui recouvrait la victime. Un homme à la barbe épaisse et au front largement dégarni que l’inspecteur reconnut instantanément pour l’avoir rencontré : Émile de Kératry, l’artisan de la victoire, ou pour le moins l’un des principaux acteurs. L’affaire n’était pas des moindres.
Le comte de Kératry, promu général de brigade par Gambetta lui-même, s’était retrouvé à la tête de l’armée de Bretagne qu’il avait réussi à équiper grâce à une souscription. Malgré les suspicions du gouvernement provisoire qui craignait une sédition nationaliste, voire une chouannerie, l’armée en question avait, parmi d’autres faits glorieux, contribué à la libération de Paris en se joignant aux troupes du général Garnier des Garets qui avait su s’extirper du bourbier de Metz après le décès, opportun disaient les mauvaises langues, du maréchal Bazaine, incompétent selon les mêmes. Conscient de l’infériorité de son artillerie mais de la supériorité des fusils Chassepot et surtout de l’efficacité des canons à balles contre l’infanterie et la cavalerie adverse, Des Garets avait abandonné blessés et malades, un quart de son effectif, pour sauvegarder cet armement décisif. Néanmoins, si d’autres comme Garibaldi et Kératry n’avaient pas fait leur part, cet effort aurait été vain. Peut-être fallait-il aussi remercier les Autrichiens qui s’étaient soulevés contre l’occupation dure des Prussiens ou les principautés du sud de l’Allemagne, belligérantes par obligation, qui après quelques revers s’étaient désolidarisées de Guillaume Ier parce que celui-ci avait déclaré la guerre au lieu de pousser à la faute Napoléon III, qui y avait tout de même perdu son trône.
Cela n’empêchait guère Gambetta de minimiser le rôle de ces éminents personnages, et plus particulièrement de Kératry, pour s’attribuer le mérite de la victoire, ce qui inquiétait les républicains libéraux qui le considéraient trop avide de pouvoir, mais aussi les radicaux qui pourtant l’estimaient exagérément modéré.
Lohr soupira. Il se serait volontiers passé d’une enquête aux potentielles ramifications politiques. Comment ne pas exclure la criminalité ordinaire quand l’inspecteur Jean Thomazi, un collègue trop trouble à son goût bien qu’il ne fût pas vraiment regardant, avait lui-même découvert le corps ? D’ailleurs, c’était cet homme qui avait ordonné aux gendarmes d’aller chercher Lohr. Pourquoi donc ? Avait-il besoin de faire disparaître son nom des registres ? Et s’il n’y avait que ce problème… Selon Meyer, la rigidité cadavérique commençait à peine, ce qui plaçait le décès à moins de six heures. Le corps avait donc été découvert incroyablement vite pour se retrouver déjà à la morgue. De là à penser que Thomazi… Georges Clemenceau avait bien raison de mettre en doute la probité de la police des chemins de fer, mais l’heure n’était pas encore à la réforme.
Lohr en était là de ses réflexions quand la porte s’ouvrit brusquement. Reconnaissant Thomazi, l’Alsacien grimaça. C’était bien le genre du nouvel arrivant d’ignorer les consignes laissées aux gendarmes et de jubiler en cédant le passage aux brancardiers qui apportaient un cadavre sans même avoir pris la peine de le couvrir.
— Schranzer ! s’exclama Lohr, étonné au plus haut point.
— Tu le connais ? lui lança un Thomazi égrillard.
— C’est un espion, marmonna Lohr.
— Eh bien, il a vengé ses amis prussiens.
— Que veux-tu dire ?
— Que c’est lui qui a tué Kératry !
Marcus Lohr ouvrit la bouche pour une répartie cinglante, mais, retenu par un soudain instinct de conservation, il s’abstint de la proférer. Schranzer ne pouvait être le coupable puisqu’il l’avait suivi des heures durant avant de le perdre à la sortie de l’auberge.
— Tu sais que je le traquais, glissa-t-il.
— Tu aurais peut-être dû le serrer plus tôt, se moqua Thomazi.
— Je suppose, concéda Lohr fictivement contrit. Un espion, ça risque de créer de nouvelles tensions avec les Prussiens. Non ?
— Oh ! Ils diront qu’il a agi de sa propre initiative. Un revanchard, quoi.
Lohr jeta un œil distrait au docteur Meyer qui feignait de ne rien entendre, une attitude sage qui ne paierait pas forcément à terme. Si la dimension politique devenait évidente, l’affaire se révélait strictement intérieure. Un faux coupable qui pointait du doigt l’étranger et le vrai, ou un complice, qui se pavanait librement devant lui. Une conspiration orchestrée depuis les hautes sphères. Mais à qui le crime profitait-il ? Répondre à cette question désignerait le ou les commanditaires. Thomazi imaginait sûrement que son collègue se satisferait d’une enquête résolue sans effort. D’ailleurs, ce dernier abonda dans ce sens.
— Tu m’ôtes une sacrée épine du pied. Ça mérite bien une tournée.
Quelque peu surpris car il ne régnait pas une franche camaraderie entre eux deux, Thomazi se laissa séduire à la perspective d’un cabaret discret dont Lohr vanta les « charmes ». C’est pourquoi, un peu plus tard, maussade, il ne put, malgré la qualité de la bière, masquer son dépit de se retrouver dans un bouge fréquenté par des militaires qui baragouinaient un sabir incompréhensible entre eux, sûrement des Bretons. Il fit toutefois bonne figure en subissant stoïquement le mauvais humour alsacien de son collègue.
— Je ne saisis pas pourquoi Paris a voulu que tu élimines Kératry, tenta ce dernier. Il ne constituait aucune menace pour la République.
Thomazi, ne cherchant même pas à nier, haussa les épaules.
— Le 20 février commencent les élections.
— Je ne vois pas le rapport.
— Eh bien, Sibour… Tu sais qui c’est, Sibour ?
— Je sais.
— Sibour, donc, a remarqué que Kératry était candidat à la députation dans toutes les circonscriptions où se présentait son patron.
— Je ne crois pas que ça pouvait poser problème à Gambetta.
— Je ne sais pas, concéda Thomazi en levant les mains. Mais notre homme voulait faire campagne sur le fait que Gambetta avait essayé d’immobiliser son armée, ce qui nous aurait fait perdre la guerre.
— Mais Gambetta serait passé dans au moins une de ces circonscriptions.
— Peut-être que Sibour s’est inutilement inquiété.
— De toute façon, on n’y peut plus rien, soupira Lohr avant de reculer son tabouret pour observer les clients présents, en quête d’inspiration.
Il avait choisi d’entraîner Thomazi en ce lieu sur un coup de tête, pour le placer dans un contexte hostile. Il n’avait pas vraiment réfléchi à ce qu’il ferait si le policier véreux lui confirmait le crime. Ses yeux s’attardèrent sur un visage familier qui lui rendit un regard peu amène, un ancien suspect avec lequel le contentieux n’avait pas été lavé, un affront pour un homme d’honneur. Pourtant, Lohr n’hésita pas une seconde car il tenait enfin une idée. Il se leva tout en montrant à son collègue l’officier qui le fixait.
— Je crois que je connais cet individu. Ne bouge pas.
Thomazi maugréa quelque chose d’indistinct avant de boire une lampée tout en observant Lohr aborder le militaire. Ce dernier, furieux, semblait sur le point d’exploser et Thomazi se délecta d’avance de la bagarre qui couvait. Son regard se fit donc inquisiteur quand la discussion vira à l’aigre bien qu’il n’en captât pas un traître mot. Tout à coup, l’officier aboya des ordres, en breton, puis deux solides gaillards vinrent s’asseoir à côté de lui, le plaçant soudain au centre de l’attention. Lohr revint vers la table avec un grand sourire.
— Désolé, mais je dois retourner à Paris.
— Que… balbutia Thomazi.
— Rassure-toi. Je te laisse en bonne compagnie. Ces hommes aimaient beaucoup leur général. De Kératry. Tu connais ?
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Montreux
— Vous savez qu’il compte partir pour les Balkans, dit Gustave Courbet.
Lohr toisa le peintre, un réfugié parmi tant d’autres, qui n’avait pas voulu le recevoir dans son atelier, mais dans une auberge discrète. À défaut de rencontrer Gustave Paul Cluseret, l’ancien délégué à la guerre de la Commune, il s’était rapproché de son ami avec l’espoir que celui-ci convaincrait le général de venir à Paris pour plaider l’amnistie. Son plan dépendait de sa présence.
— Je crois que l’amnistie pour tous les communards, y compris lui-même, est plus importante que son implication personnelle dans un conflit étranger, dit l’Alsacien. Après tout, nous avons un ennemi commun, Guillaume Ier.
L’artiste fit la moue. Ce genre de collusion lui paraissait trop hasardeuse. De plus, il n’avait accepté qu’à contrecœur de palabrer avec cet inspecteur de cette satanée police spéciale des chemins de fer, bien loin de sa juridiction. Mais le conseil fédéral suisse de l’Association Internationale des Travailleurs, auquel contribuaient nombre de Français exilés, lui avait forcé la main.
— Quels sont vos liens avec l’Internationale ? demanda-t-il, plus amer que curieux car il avait l’impression de trahir ses idéaux en se compromettant avec cet individu.
— Nous nous rendons de mutuels services, répondit Lohr avant d’écarter le sujet d’un geste évasif.
Courbet comprit qu’il n’en apprendrait pas plus.
— Croyez-vous que je saurai convaincre Gustave de vous accompagner à Paris ? Il risque sa tête tout de même.
— En tout cas, nos amis communs en sont persuadés. Et n’avez-vous pas reçu un avis en ce sens ?
— Si fait. Mais j’ai l’impression de vendre un frère à l’ennemi.
— Allons, souffla Lohr sans retenir un sourire sarcastique. Je ne suis pas un ennemi. Certains membres de l’Internationale peuvent en témoigner.
— Justement. La personne à laquelle vous faites allusion étant retournée en Russie, je manque de preuve.
— Le conseil fédéral n’a pas vos doutes.
Courbet inclina la tête. Il savait qu’il n’avait pas le choix et que Cluseret accepterait les risques encourus. Victor Hugo, bien isolé, n’obtiendrait jamais l’amnistie sur son seul nom et Gambetta, l’homme fort du moment, ne s’était pas encore officiellement engagé sur cette voie, sans doute à cause des élections à venir, ou peut-être parce qu’il avait laissé Mac-Mahon purger Paris de la Commune.
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Paris, quartier du Montparnasse
Après avoir ouvert la porte, un colosse en costume sombre toisa Marcus Lohr qui perdit un peu de son assurance naturelle, ce qui raya son élocution.
— Bonjour. Puis-je voir le vicomte de Cambolh ?
— Monsieur le comte est absent.
— Même pour un ami de Ponson du Terrail ? risqua l’inspecteur.
Le colosse fronça les sourcils, mais il n’eut guère le temps de répliquer.
— C’est bon Milon, clama une voix impérieuse derrière lui. Laisse entrer ce monsieur.
Quelques minutes plus tard, après avoir servi un brandy, le vicomte s’assit dans un fauteuil face à Lohr, sans rien dire, attitude qui obligea son interlocuteur à prendre l’initiative.
— Je vois que vous vous vêtez toujours de gris, commenta celui-ci.
En mission à Bordeaux à ce moment-là, l’inspecteur s’était rendu aux funérailles de Ponson du Terrail dont les ouvrages le divertissaient fort. Là, il avait eu la surprise de repérer, dans une travée de l’église Sainte-Eulalie, le fameux « homme gris », plus connu sous le nom de Rocambole, dont l’auteur se prétendait proche bien que nul n’y crût, un personnage bien plus réel que les lecteurs le supposaient. Il ne l’avait alors pas contacté, mais l’avait retrouvé durant la semaine sanglante, quand Gambetta, gonflé de « sa » victoire avait lâché Mac-Mahon sur Paris.
— J’ai besoin de votre aide, concéda Lohr devant le mutisme de Rocambole.
— Je vous ai déjà aidé par le passé.
— C’était pour la bonne cause.
— Sauver un éminent membre de l’A.I.T. n’était pas désintéressé, ricana l’homme gris, notamment de la part d’un agent de la police spéciale des chemins de fer. Quel bénéfice en avez-vous tiré ?
Élisabeth Dmitrieff, représentante de l’Internationale auprès de la Commune envoyée par Karl Marx en personne, avait mystérieusement disparu lors des rafles de fin mai 1871, comme d’autres insurgés, grâce à l’aide des Ravageurs, plutôt doués pour effacer les traces. Lohr y avait gagné quelques renseignements sur des espions – Personne n’aimait les espions. – et, parfois, sur des anarchistes gênants pour l’Internationale depuis l’expulsion de Bakounine. Mais cela ne regardait en rien Rocambole.
— J’aurais pu considérer vos amis comme des communards, lança-t-il.
— Mais vous ne l’avez pas fait. Pour que nous ayons une dette envers vous ?
L’inspecteur éluda d’un geste sec.
— J’ai besoin d’un menu service.
— Nous sommes tous des repentis, répartit Rocambole. Nous n’intervenons donc que pour le bien.
— Excellent ! Il s’agit de rendre justice.
— Il y a des juges pour cela.
— Pas dans ce cas, soupira Lohr. Avez-vous entendu parler de l’assassinat du comte de Kératry ?
— On ne fait que dégoiser là-dessus ces derniers temps. Mais il me semble qu’il y a un coupable et que celui-ci a déjà payé.
— Ce n’est pas lui.
— Comment le savez-vous ?
— Au moment du meurtre, j’étais, en quelque sorte, avec lui.
L’homme gris plissa des yeux.
— Vous le surveilliez ?
— Oui.
Rocambole parut réfléchir avant de se décider.
— Je vous aiderai. De quoi avez-vous besoin ?
— Que vous vous procuriez une arme particulière, puis que quelqu’un me la donne une fois que j’aurai passé les contrôles.
— Et où donc devez-vous passer ces contrôles ?
— Au Palais de Versailles.
— Fichtre. Vous croyez que j’y ai mes entrées ?
— Je crois surtout que vous ne manquez pas de ressource.
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Château de Versailles
Le récent assassinat du comte de Kératry ayant mis en exergue la nécessité de protéger le Parlement, une compagnie de gendarmes avait été déployée autour du château de Versailles. Nul ne pouvait donc franchir les grilles sans passer par l’un des postes de garde installés tout autour.
Le brigadier-chef Couvremont toisa le moustachu qui arborait fièrement des décorations inconnues sur un uniforme étranger, des États-Unis d’Amérique s’il devait en croire le passeport, premier du genre qu’il examinait. Mais Gustave Paul Cluseret sonnait bigrement français.
— Je suis né non loin de Paris, commenta l’homme en voyant les hésitations du planton, mais j’ai servi là-bas durant la guerre de Sécession et j’y ai gagné une nouvelle nationalité.
Ce qui était vrai et ce dont ne douta point Couvremont qui évalua d’un œil expert la longue gabardine près du corps pour conclure qu’aucune arme ne pouvait y être cachée. En fait, il ne voulait pas risquer de froisser un éventuel diplomate, une bévue qui lui vaudrait une mutation outre-mer, comme le laissait supposer la morsure froide du regard bleu de son compagnon dont la veste noire s’ouvrait sur un étui jambon, une provocation car peu pouvaient se promener avec un pistolet dans l’enceinte. D’ailleurs, les papiers de ce dernier confirmèrent que l’inspecteur Lohr appartenait à la sulfureuse police des chemins de fer. Celui-ci prit même le temps d’exhiber son révolver, un MAS 1874 Chamelot-Delvigne, histoire de lui rappeler qu’un vulgaire gendarme ne disposait que d’équipements de seconde main. Sinon, pourquoi l’aurait-il montré ?
Cent mètres plus loin, Lohr se tourna vers Cluseret.
— Nous sommes passés, mais vous auriez pu choisir une tenue plus discrète.
— Je suis ce que je suis, grommela le général. Je craignais bien plus d’être arrêté à la simple mention de mon nom. Après tout, la condamnation à mort qui pèse sur ma tête n’a pas été levée. Pourtant, vous n’avez pas voulu que je cèle mon identité. Il semble que vous ayez eu raison.
— Vous êtes moins célèbre que vous l’imaginiez, peut-être parce que les meneurs communards n’ont pas été jugés devant un tribunal militaire. Et, pour négocier l’amnistie, vous ne pouvez pas vous présenter sous un faux nom.
Repérant un jardinier qui poussait une brouette dans leur direction, avec cet air rêveur propre aux étourdis qui justifiait qu’il se fût égaré sur l’esplanade pavée, l’inspecteur ignora la réponse de Cluseret. Quand le curieux équipage les croisa, Lohr se pencha prestement pour attraper une sacoche de cuir qui gisait dans la brouette, apparemment à l’insu des gendarmes puisqu’il n’y eut aucune réaction. Alors que le jeune homme s’éloignait, le policier se demanda comment ce damné Rocambole avait réussi un tel tour de force, mais l’ancien malfrat avait tenu sa promesse.
Interloqué, Cluseret s’immobilisa pour dévisager Lohr qui, d’une bourrade sur l’épaule, manifesta sa désapprobation.
— Continuez de marcher ou nous allons nous faire remarquer.
— Qu’y a-t-il dans ce cartable ?
— Un dossier de la plus haute importance.
— Et à quel propos ? maugréa Cluseret, inquiet.
— L’affaire Kératry.
— Ah, se rassura l’officier. J’en ai entendu parler. Vous avez du nouveau ?
Lohr s’abstenant de commenter, Cluseret choisit de partager certaines de ses préoccupations.
— Comment, étant donné votre fonction, avez-vous pu contacter l’A.I.T. et les convaincre de me solliciter par le biais de mon ami Gustave Courbet ? Et je peux vous certifier qu’ils ont été persuasifs car sinon, malgré l’insistance de mon ami, je n’aurais pas quitté la Suisse.
— Disons que je leur ai rendu des services. (L’officier haussa un sourcil plus étonné que dubitatif) Et la perspective d’une amnistie des communards est une bonne motivation. Maintenant, taisez-vous. Nous arrivons à portée d’oreilles.
Les deux compères furent accueillis dans le hall puis guidés vers le bureau que Gambetta, fort de son auréole de vainqueur des Prussiens, s’était attribué bien qu’il ne fût pas président de la Chambre ni de la République, ou pas encore car la situation changerait sans doute après les élections du mois prochain.
Après les courtoisies d’usage, les deux hommes se retrouvèrent assis face à Gambetta. Dans son rôle, Sibour se tenait au bout du long bureau pour prendre des notes. Le député, quelque peu amusé que les gendarmes n’aient point arrêté Cluseret, scruta les visages de ses hôtes, mais surtout de l’inspecteur en essayant de deviner ses motivations. Il n’aurait pas donné suite au courrier de cet homme s’il n’avait signé en tant qu’inspecteur spécial de la police des chemins de fer, un individu donc rompu aux problèmes politiques.
— L’amnistie fait déjà partie de mon programme, finit-il par dire. Je ne comprends pas pourquoi vous avez souhaité cette entrevue.
— Pour nous en assurer, répartit Cluseret, mal à l’aise. En fait, nous n’en étions pas certains. Mais aussi pour plaider ma propre cause qui relève de la justice militaire.
— J’avoue ne pas avoir prévu votre cas. Même monsieur Hugo, si proche de Garibaldi, n’en parle pas dans sa lettre réclamant l’amnistie. J’y remédierai.
— Je vous remercie.
— Je suppose que, derrière ce nous, il y a vos amis exilés.
— Oui, Monsieur.
— Fort bien, conclut Gambetta avant d’examiner pesamment Lohr. Mais il y a une chose que je ne comprends pas vraiment, c’est l’implication d’un agent de la police des chemins de fer dans cette histoire.
— Il se trouve que je sers d’intermédiaire, glissa Lohr. Mes relations avec l’A.I.T. m’ont permis d’appréhender quelques espions. Ils ont confiance en moi.
— L’A.I.T. ? s’étonna Gambetta. J’imagine que vous ne vous en êtes pas vanté auprès de votre hiérarchie.
— Non. Mais la justice prime sur toute autre considération.
— Voilà une belle profession de foi, j’en conviens.
— C’est aussi pour cette raison que je suis ici.
— Pourriez-vous être moins abscons, je vous prie ?
Sans répondre, Lohr prit sa sacoche sur les genoux avant de l’ouvrir puis plonger la main dedans.
— Je suis venu pour Émile de Kératry.
— Mais l’affaire est close, intervint Sibour.
— C’est ce que vous espérez, gronda Lohr en sortant un pistolet du cartable avant de le pointer sur Gambetta puis sur le secrétaire. Le coupable, qui n’est pas Mathias Schranzer, a été châtié, mais le commanditaire court toujours.
Horrifié, Cluseret reconnut un Smith et Wesson numéro 3 Schofield calibre 45, arme on ne pouvait plus américaine. Il réalisa qu’il se retrouvait ici pour une autre raison que sa grâce. Abasourdis, Gambetta et Sibour ne pipèrent mot.
— Je vous conseille de rester silencieux ou de parler normalement, fit Lohr alors qu’il tirait son révolver de service de son étui. Cluseret ! Bloquez la porte.
Sachant qu’il n’avait guère d’alternative, l’officier s’exécuta, au moyen d’une lourde commode qu’il déplaça en faisant le moins de bruit possible puis, sur un geste insistant du policier, il se rassit. Impuissant, il allait subir le bon vouloir de l’Alsacien. Un ancien communard condamné à mort au milieu de Versaillais… Il avait tout intérêt à faire profil bas.
— Vous avez lâché Mac Mahon sur Paris et vous connaissez le résultat, lança Lohr.
— Nous n’avions pas le choix, répondit calmement Gambetta. Même un radical comme Clemenceau s’est distancié de la Commune. Croyez bien que je le regrette, mais je suis convaincu que n’importe quel autre gouvernement aurait pareillement agi.
— Pure conjecture.
— Non. C’est la triste réalité politique. Vous êtes bien placé pour le savoir. Encore que, avec vos sympathies inappropriées pour la profession que vous exercez… Mais au départ, vous ne parliez que de Kératry.
— Tout à fait monsieur le député, rétorqua Lohr en appuyant sur le titre. J’ai toutefois omis de préciser que l’inspecteur Jean Thomazi était décédé, roué de coups, a priori par des soldats de l’armée de Bretagne, mais faute de preuves…
Alors que Sibour cillait, Gambetta s’insurgea.
— Mais qui diable est donc ce Thomazi ?
D’un mouvement sec du canon, Lohr rappela au député qu’il ne devait pas hausser le ton puis il se concentra sur le secrétaire.
— Thomazi n’était que l’exécuteur des basses œuvres. Il a reçu l’ordre d’éliminer Kératry.
— Et vous pensez que cela vient de moi ? s’esclaffa Gambetta.
— Kératry se présentait dans chaque circonscription où vous êtes candidat.
— Et alors ?
— En arguant du fait que vous vous êtes opposé à son armée, il comptait vous empêcher d’avoir ne serait-ce qu’un siège.
— Franchement, je ne risquais pas grand-chose.
— Ce n’était peut-être pas le point de vue de tous.
Tandis que Gambetta, sourcils froncés, se tournait vers son secrétaire, Lohr tira avec le révolver américain sur Sibour puis avec le sien sur Cluseret avant de retourner le premier sur son épaule. Après avoir pressé la détente, il lâcha son arme en criant et dut se faire violence pour jeter le Smith et Wesson sur les genoux du général nordiste.
Devant la mine effarée de Gambetta, qui ne profita pas de l’occasion pour se lever, et alors que déjà l’on s’acharnait sur la porte bloquée, l’inspecteur reprit son souffle pour argumenter.
— Cluseret n’était pas venu pour son amnistie, mais pour vous faire payer la semaine sanglante. Je l’ai occis avant qu’il n’attente à vos jours, mais votre secrétaire n’a pas eu cette chance.
Le député considéra brièvement Sibour affaissé dans son fauteuil avant de dévisager son interlocuteur.
— Pourquoi m’avez-vous épargné ?
Lohr hésita. Il refusait d’admettre ouvertement que, quels qu’eussent été les détours de l’Histoire, cette répression sauvage aurait eu lieu. En outre, s’il avait sacrifié Cluseret pour sauver sa tête, un geste pas vraiment noble, il espérait que ce ne serait pas en vain.
— Parce que mon récit sera plus crédible avec l’appui de votre témoignage, mais surtout pour ne pas nuire à votre projet d’amnistie qui me paraît sincère et que, bien sûr magnanime, vous soutiendrez malgré l’acte fou d’un ancien communard. Sans compter que je viens de vous ouvrir un boulevard vers la présidence.
Gambetta fixa intensément l’inspecteur avant d’opiner du chef au moment même où la porte céda.
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© 2022 Jean-Claude Renault
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La divergence
Le 7 mai 1866, Ferdinand Cohen-Blind, opposé à l'éventualité d'une guerre entre la Prusse et L'Autriche, tente d'assassiner le ministre-président Otto von Bismarck. L'attentat échoue mais s'il avait réussi ?
Le conflit avec l'Autriche aurait eu lieu mais Bismarck, sorti du jeu, n'aurait pu empêcher le général Molkte de faire une guerre totale, ni s'opposer à Guillaume 1er qui voulait prendre Vienne, ni proposer des conditions modérées à la monarchie autrichiennne si elle acceptait la création de la confédération de l'Allemagne du nord, ce afin de pouvoir en faire un allié dans le futur.
Par Ernest Meissonier, Domaine public, Lien
La guerre de 1870
La guerre franco-allemande de 1870 a quand même lieu (le mouvement pangermanique était déjà lancé) mais, sans Bismarck, les Prussiens n'ont pas eu l'intelligence de pousser Napoléon III à la faute. C'est donc la Prusse et non la France qui déclare la guerre. Par conséquent, les états allemands du sud ne suivent qu'à contrecœur et se désengageront dès les premiers revers. De plus, l'Autriche ne peut évidemment plus être un allié.
Est-ce que cela suffit pour que la France gagne la guerre ? Non. Il faut que l'armée française perde son état major incompétent, qu'elle utilise ses atouts comme le canon à balles, mais aussi que l'armée des Vosges sous les ordres de Giuseppe Garibaldi aient encore plus de succès, et enfin, qu'après la capture de Napoléon III, le gouvernement provisoire sous l'égide de Léon Gambetta laisse Émile de Kératry équiper et mener au front l'armée de Bretagne au lieu de la laisser pourrir à Conlie.
Au-delà, la Commune aura lieu, et connaitra une identique issue a priori inévitable, même en imaginant une assemblée à majorité républicaine.
Protagonistes historiques directs et indirects
Hormis l'exception notable d'un personnage fictif contemporain, les personnes ci-dessous, dont trois communards, sont historiques, parfois actrices directes dans la nouvelle, parfois ayant eu une importance pour le déroulement des événements. Bien sûr, il s'agit d'une fiction. Mais n'est-ce pas une uchronie ?
Par Photographe : Lien
Par Etienne Carjat — From F. Masanès, Courbet, 2006 [scan image], Domaine public, Lien
Par Auteur inconnu — domaine public